« Le Portugal, c’est bien pour se lancer, pas pour grandir » : les limites de la scène tech lisboète

tecnologiaDepuis une dizaine d’années, les incubateurs et start-up fleurissent à Lisbonne et constituent aujourd’hui un vaste écosystème de la tech. Un phénomène impulsé par le gouvernement portugais, qui pour faire face à la crise économique et à la fuite des talents à l’étranger, mise sur la transition numérique. Soutien financier aux incubateurs, partenariats entre Gafam et écoles de renom… Des efforts qui restent toutefois insuffisants pour séduire les jeunes entrepreneurs, toujours plus nombreux chaque année à s’installer hors les frontières. 


C’est un rendez-vous d’envergure internationale qui a réuni tout le gratin de la tech à Lisbonne le 13 novembre dernier. La capitale portugaise accueille depuis 2016 le Web Summit, plus grosse conférence mondiale sur les technologies. Mais quatre mois plus tard, il ne reste plus grand-chose de l’effervescence générée par l’événement, symptomatique d’une économie de la tech à deux vitesses qui ne permet pas d’enrayer la fuite des cerveaux. Nombreux sont les défis à surmonter et le Hub Criativo do Beato en est l’illustration : ce laboratoire d’innovation, lancé en 2016 par la mairie et destiné à briller en Europe, semble encore au ralenti. 

Le bâtiment s’étend sur les 35 000 m2 des bâtiments de l’ancienne maintenance militaire le long du Tage. Dédié aux entreprises nationales et étrangères, start-up et licornes (start-up dont la valeur a dépassé un milliard de dollars), il accueille notamment l’incubateur Unicorn Factory et Sixt, entreprise allemande de location de voitures. Mais ce mardi 19 mars, rares sont les entrepreneurs à travailler sur place. Allées vides, bureaux sans mobilier… Ce projet ambitieux à vingt millions d’euros sonne creux.

Pourtant, le gouvernement ne ménage pas ses efforts pour instaurer un climat économique prospère. En 2023, il dédie 4,6 milliards d’euros à la transition numérique sur les 22,2 milliards du plan de relance portugais, d’après la Commission européenne. De quoi propulser Lisbonne, entre 2022 et 2023, de la 83e à la 62e place du Global Start Up Index, un classement réalisé par StartUp Blink, centre de recherche sur l’écosystème des start-up. Un argument de taille pour séduire la jeunesse portugaise et la pousser à étudier dans les écoles du pays, tournées vers l’entrepreneuriat.  

Des écoles d’ingénieurs et de commerce ouvertes sur le monde de l’entreprise

Lundi 18 mars sur le campus de la Nova FCT, une école de sciences et technologies située à Almada sur la rive sud du Tage, de nombreux étudiants ingénieurs prennent part à la « semaine de l’innovation », un forum dédié à l’insertion professionnelle en présence d’entreprises mondialement connues parmi lesquelles le cabinet d’audit Deloitte.

L’événement figure parmi les nombreuses portes d’entrée vers le monde professionnel qu’offre la Nova. L’école a développé des partenariats avec des géants tels que Google, Amazon et Samsung, qui font travailler les étudiants sur des projets durant deux à six mois.

Un système éducatif dont bénéficie Inês Santos, 20 ans, étudiante en troisième année d’ingénierie mécanique à la Nova FCT et ancienne stagiaire chez Navigator, leader de production de papier en Europe. « Cette expérience me laisse penser que le pays a du potentiel. Le secteur des nouvelles technologies évolue sans cesse et les entreprises ont besoin de jeunes qui les maîtrisent pour pouvoir continuer à les développer », affime-t-elle.

De son côté, André Feliciano, 22 ans, étudiant ingénieur à l’Instituto Superior Técnico (IST) a reçu le soutien d’un professeur pour créer son association pro nucléaire Nuclear Vision Portugal. « La réputation de l’école permet d’avoir des réseaux pour que nos projets prennent de l’ampleur et gagnent en visibilité. C’est comme ça que l’association a pu participer à la COP28 en novembre dernier », se félicite-t-il.  

Inês Santos est étudiante en ingénierie mécanique à la Nova. (Photo : Léa Fernoux)

André Feliciano est étudiant à l’IST. (Photo : Léa Fernoux)

À la Nova SBE, école de commerce située à Carcavelos sur la côte ouest de Lisbonne, on va même encore plus loin avec l’Institut Haddad : un incubateur installé depuis trois ans en plein cœur d’un campus moderne à quelques minutes de la plage, qui a accompagné la création d’une cinquantaine de start-up. La proximité avec les entreprises permet d’adapter les formations en fonction des compétences prisées sur le marché du travail.

Des talents portugais majoritairement séduits par une carrière à l’étranger

Mais de quel marché du travail parle-t-on ? Pas celui du Portugal, pays avec le plus fort taux d’émigration d’Europe. En 2022, 21 547 Portugais âgés de 15 à 39 ans sont partis vivre à l’étranger, d’après l’Institut national des statistiques. Pour l’Université nouvelle de Lisbonne, cela s’explique en partie par une politique d’ouverture aux entreprises à double tranchant.

« On n’arrive pas à retenir les talents parce que les entreprises s’installent à Lisbonne avant tout dans le but de récupérer les jeunes ingénieurs portugais et les faire travailler dans leurs bureaux à l’étranger », relate Eurico Cabrita, vice-doyen à l’innovation et la recherche à la Nova FCT.

Eurico Cabrita, vice-doyen à la Nova FCT. (Photo : Léa Fernoux)
Tomás Maia, étudiant en ingénierie biomédicale à la Nova FCT. (Photo : Léa Fernoux)

Tomás Maia est en troisième année d’ingénierie biomédicale à la Nova FCT. Cet étudiant a déjà tout d’un jeune businessman, partageant son temps entre son école, le campus de l’IST – où il aime venir travailler pour élargir son réseau – les congrès et son club d’ingénieurs. Et il a bien compris que pour faire carrière, il fallait quitter son pays natal. 

Malgré la réalisation d’un stage auprès de l’entreprise pharmaceutique Johnson & Johnson à Lisbonne, il soutient que les opportunités professionnelles sont plus intéressantes à l’étranger et envisage Singapour, l’Allemagne ou le Danemark pour poursuivre son master. « Dans ces pays, des entreprises et laboratoires médicaux proposent facilement la prise en charge financière d’un doctorat si on le réalise chez eux. C’est tout de suite plus motivant et ça pousse à faire carrière ailleurs », explique-t-il.

« Seules 20% des start-up accompagnées sont portugaises »

La poursuite d’une carrière à l’étranger ne concerne pas que les étudiants, mais aussi les entrepreneurs souhaitant créer leur start-up et qui se tournent vers les nombreux incubateurs que compte la ville de Lisbonne, parmi lesquels Build Up Labs. Le lieu, dirigé par Rui Gouveia, a été créé en 2014 par trois cofondateurs déjà à la tête de l’agence digitale Comon, et soucieux d’accompagner d’autres entrepreneurs.

Mais rares sont ceux d’origine portugaise à franchir la porte de l’incubateur. Ce mardi 19 mars, le seul dirigeant d’entreprise à travailler sur site est d’ailleurs originaire… du Kazakhstan ! « L’incubateur suit en moyenne 50 à 60 start-up chaque année de plus de 25 nationalités. Seulement 20% sont portugaises, mais c’est l’un des plus forts taux qu’on ait jamais eu », regrette Raquel Santos, manager de Build Up Labs.  Selon elle, la prévalence des expatriés (lire notre reportage sur les digital nomads) s’explique en partie par les visas « tech » et « start-up »* déployés par le gouvernement. Les Portugais sont, quant à eux, découragés par de longs délais d’obtention des aides publiques à l’entrepreneuriat.

Au sein de l’incubateur Beta-i, l’un des plus anciens à Lisbonne, les entrepreneurs portugais ne représentent que 15% de la centaine de start-up accompagnées chaque année. « Même si certaines entreprises visent à s’implanter au Portugal, celles qui réussissent le mieux se développent sur d’autres marchés et finissent rapidement par produire des innovations pour d’autres pays », déclare Ricardo Marvão, cofondateur de Beta-i.

Raquel Santos, manager chez Build Up Labs. (Photo : Léa Fernoux)
« On a une petite économie, donc c’est nécessaire de partir pour évoluer »

Ce que corrobore la start-up cleanup, lancée en 2020 à Lisbonne. Cette entreprise de laveries connectées à destination des professionnels a fondé son succès sur le traçage des pièces à laver grâce à un système de puce RFID (radio frequency identification ship). 

Sa fondatrice, Rita Araújo, est diplômée de l’ESADE, une école de commerce basée en Espagne et très réputée en Europe. Après avoir réalisé son master à Barcelone, elle a décidé de revenir à Lisbonne pour créer son entreprise, bien qu’elle ait trouvé un emploi en Espagne auprès de McKinsey, une agence de consultants en management. « Je voulais participer à l’économie du pays », confie la cheffe d’entreprise de 29 ans. Mais cette dernière reconnaît toutefois que le Portugal n’est pas propice au succès de son projet sur le long terme : « Après avoir consolidé mon entreprise ici, je souhaite toucher le marché de l’hôtellerie de d’autres pays méditerranéens, car le Portugal c’est bien pour commencer mais pas pour grandir. On est peu nombreux en tant qu’entrepreneurs, donc c’est idéal pour créer une entreprise pilote ; mais on a une petite économie donc c’est nécessaire de partir pour évoluer. »

Rita Araújo, dirigeante de cleanup. (Photo : cleanup)

« Je ne pense pas que ce soit négatif que les jeunes continuent leur carrière ailleurs »

Rodrigo Belo, professeur à la Nova SBE

La faiblesse du marché portugais, c’est ce que regrettent la plupart des interlocuteurs sollicités lors de notre reportage. Incubateurs, chefs d’entreprise, étudiants… Tous évoquent une contradiction majeure entre l’investissement du gouvernement dans l’éducation des jeunes Portugais et le soutien aux Gafam qui viennent piocher dans les talents du pays pour recruter ailleurs dans le monde. Même si l’espoir d’une amélioration subsiste. 

« Je ne pense pas que ce soit négatif que les jeunes continuent leur carrière ailleurs, parce qu’ils enrichissent leur CV. Et bien souvent, ils reviennent après cinq à dix ans et apportent de la valeur au pays. Il faut juste leur donner des raisons de rester ensuite », relate Rodrigo Belo, professeur en système d’information à la Nova SBE. Pour beaucoup, la solution réside dans la hausse des salaires. « Vu la situation économique du pays, c’est systématique aujourd’hui que les jeunes partent, estime Euclides Major, directeur exécutif de l’institut Haddad. Maintenant, la solution pour de l’emploi durable, c’est de faire grossir l’économie, mais à notre échelle, on ne peut pas faire plus. Ça, c’est le rôle des politiciens. »

Rodrigo Belo et Euclides Major de la Nova SBE. (Photo : Léa Fernoux)

Fraîchement nommé Premier ministre, Luis Montenegro est attendu au tournant. Durant la campagne des législatives, le chef de file de la droite modérée avait évoqué plusieurs priorités parmi lesquelles la réduction des impôts et la mise en place d’une fiscalité plus attractive pour retenir les talents.


* Le « visa tech » s’adresse à des entreprises technologiques ou des ressortissants étrangers hautement qualifiés et intéressés pour travailler dans des entreprises portugaises spécialisées dans la tech. Le « visa start-up » s’adresse à des entrepreneurs étrangers souhaitant s’installer au Portugal dans le but de créer leur start-up.

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