Lisbonne et les digital nomads : l’idylle bat de l’aile

: digitais nómadas Et si Lisbonne n’était plus l’eldorado des digital nomads ? Alors qu’ils étaient plus de 15 000 autour de la capitale portugaise après la pandémie de Covid, ils sont de plus en plus nombreux à reprendre la route face à la flambée des prix de l’immobilier et à la défiance grandissante des locaux.


« Regarde cette vue ! », lance Bolu Ajibawo en pointant du doigt l’océan Atlantique face à lui. Mardi 19 mars, le soleil rayonne au-dessus de la Costa de Caparica, une ville à 15 kilomètres au sud de Lisbonne. L’eau brille de mille reflets et les surfeurs s’amusent à dompter les vagues sous le regard des curieux. Vingt degrés avec une légère brise iodée, le cadre est idyllique. L’Allemand de 30 ans, installé au Dr Bernard – lieu entièrement ouvert sur l’extérieur à la fois bar, restaurant, espace de coworking et école de surf -, observe lui aussi les amateurs de glisse en levant de temps en temps la tête de son ordinateur. Ingénieur informatique, il a troqué le froid berlinois pour la douceur portugaise depuis une semaine.

« Avec ma copine, nous sommes venus travailler pendant un mois à Lisbonne et ses alentours pour la météo et l’ambiance, qui sont bien plus agréables qu’en Allemagne », raconte-t-il, décontracté. Bolu et sa compagne ont adopté un nouveau mode de vie : celui des digital nomads, littéralement nomades numériques. Ces personnes qui utilisent les nouvelles technologies pour travailler loin de chez elles tout en voyageant. Indépendants ou salariés, consultants ou dirigeants de start-up, ils gèrent leurs horaires et n’ont pas de bureau fixe. Leur seule contrainte : disposer d’une connexion internet.

Ce style de vie est devenu populaire à partir des années 2010, avec l’essor des technologies numériques, et a véritablement explosé après la pandémie de Covid. Le Dr Bernard, créé en 2017, doit son nom à Grégory Bernard, entrepreneur français. Salopette bleue et lunettes de soleil sur le nez, il teste ce jour-là de nouveaux kombuchas pour son établissement. Devant lui, deux bouteilles de ces boissons fermentées au goût proche d’une bière blanche : une avec du citron, l’autre sans. Il avait anticipé la popularité de ce nouveau mode de vie : « Quand je suis arrivé ici, c’était un peu “ghetto”. On m’a pris pour un fou quand j’ai fait les travaux et quand j’ai dit que ce lieu serait apprécié des travailleurs à distance. Après le Covid, ils étaient déjà une quarantaine à bosser ici sur leurs ordinateurs et à prendre une pause pour surfer. »

Depuis une grosse dizaine d’années, la région de Lisbonne est devenue l’un des spots européens les plus prisés des digital nomads. Fin 2022, ils étaient 15 800, selon le site de référence Nomad List. Européens et non-européens viennent chercher la dolce vita lisboète, une certaine qualité de vie et de travail. Des hivers doux et des étés agréables, une vie nocturne riche et diverse, des cercles sociaux cosmopolites, un sentiment de sécurité, une population locale accueillante, des infrastructures adaptées (lire notre reportage sur la tech à Lisbonne) – cafés, coworking, incubateurs – et un coût de la vie avantageux, sont autant de facteurs qui séduisent ces jeunes travailleurs itinérants.

Plantes vertes à foison, grandes et petites tables en bois, musique électro décontractée en fond sonore et le Wi-Fi gratuit à volonté. Dans la chaîne de café Honest Green, au cœur du quartier de Baixa-Chiado, tout est pensé pour ces travailleurs itinérants. À une table, casque sur les oreilles, concentrée sur son travail, Laëtitia F., 33 ans, créatrice de contenus pour plusieurs marques de luxe françaises et suisses, à quitté Paris pour Lisbonne. « Mon pouvoir d’achat a augmenté. En particulier pour la vie nocturne ou les loisirs. Ici, je paye la séance de Pilates 20 euros, alors qu’à Paris c’est le double. Une course en Uber, c’est environ quatre euros pour 20 minutes. En revanche, je savais que les loyers étaient similaires à Paris. »

Des loyers qui explosent

Car avec le succès, la carte postale a perdu de sa superbe. La faute au marché de la location dont les prix se sont envolés de 40% en trois ans pour atteindre en moyenne 21 euros du m2 fin 2023 dans la capitale, selon l’INE (Institut national de statistique portugais). Il faut désormais compter un loyer de 1 050 euros pour un 50 m2. Dorénavant, certains digital nomads implantés à Lisbonne pensent à partir pour d’autres villes, plus ou moins proches, quand d’autres renoncent à venir ; en deux ans le nombre de nomades numériques a été divisé par deux, selon Nomad List.

« J’ai quitté le centre de Lisbonne pour gagner Barreiro [ville de l’autre côté de l’estuaire du Tage, ndlr], explique Alizée Laurence, graphiste toulousaine de 30 ans, arrivée à Lisbonne il y a trois ans. Je voulais plus de place mais les loyers étaient devenus trop chers dans le centre », lance-t-elle. Jean Hervé, 36 ans, webdesigner et community manager, surenchérit : « En un an, le propriétaire de l’appartement que je loue a augmenté le loyer de 900 à 1 500 euros. Ma copine, qui a perdu son travail, a dû repartir en France car elle ne pouvait plus payer le loyer. L’appartement comprend deux chambres, c’est un ami qui a pris sa place. » La loi en vigueur jusqu’au 31 décembre 2029, plafonne pourtant l’augmentation des nouveaux contrats de location à 2% par rapport au précédent. Mais dans la région de Lisbonne, beaucoup de baux sont informels et n’ont pas de valeur auprès des autorités. Les propriétaires se sentent ainsi libres de faire ce qu’ils veulent, et ils ne s’en privent pas.

Lisbonne victime de son succès

« Les digital nomads ont une responsabilité dans l’augmentation des prix, c’est vrai. Car ils ont donné un coup de boost aux locations de courte durée, plus intéressantes pour les locataires, explique Luís Mendes, géographe et chercheur à l’université de Lisbonne. Mais ils ne sont pas la cause de l’augmentation générale de l’immobilier à Lisbonne. »

Au moment de la crise financière de 2008, le Portugal est au bord de la banqueroute. L’Union européenne et le Fonds monétaire international s’accordent alors sur un plan d’aide de 78 milliards d’euros. Pour relancer son économie, le pays mise sur le tourisme et s’ouvre aux capitaux étrangers avec des mesures comme les visas dorés – permis de séjour accordés aux riches investisseurs – ou des avantages fiscaux pour les retraités étrangers et les digital nomads. Le marché de l’immobilier a été dopé avec, pour conséquence, la prolifération des logements de courte durée pour répondre à la demande touristique. « Entre 2009 et 2019, le secteur de la location de très courte durée type Airbnb a augmenté de 42% », précise Luís Mendes.

En parallèle, le Portugal a très peu investi dans une politique sociale et publique pour le logement : « le pays ne compte que 2% de logements sociaux et un immeuble sur trois est vide et délabré, détaille le chercheur. L’offre de location de longue et moyenne durée a donc diminué, ce qui provoque l’augmentation des prix. » Entre 2012 et 2021, le coût du logement a progressé de 78% au Portugal, contre 35% dans l’ensemble de l’Union européenne, selon une étude de la Fondation portugaise Francisco Manuel dos Santos.

Un début de révolte lisboète

Si la hausse des prix de l’immobilier repousse petit à petit les digital nomads, elle occasionne également la gentrification du centre-ville (lire notre reportage sur le quartier d’Intendente) et force certains Lisboètes à le quitter. Joana Lopes, étudiante portugaise à Lisbonne est dans cette situation : « j’ai vécu six mois à Lisbonne mais j’ai dû revenir chez mes parents, en périphérie, car les loyers sont trop chers. C’est bizarre d’être une nomade dans sa propre ville. » Pour les actifs, l’explication se trouve dans les salaires : le Smic portugais étant à 820 euros net.

Le 27 février dernier, les Portugais ont manifesté en masse face à cette crise du logement, qui ne touche pas uniquement Lisbonne car il s’agit d’une problématique structurelle. Les digital nomads font partie des responsables pointés du doigt par les manifestants. D’une façon générale, les expatriés commencent à ressentir une forme de défiance de la part des Lisboètes.

« Quand je suis arrivé en 2018 et que j’essayais de parler portugais, les habitants étaient très gentils et compréhensifs, se rappelle le marseillais Joachim Bourquardez, 33 ans, développeur indépendant et barman. Aujourd’hui, certains me testent. Si je fais répéter car je n’ai pas compris, on me le fait remarquer. C’est une façon de me rappeler que je suis étranger et que ma place n’est peut-être plus ici. Je comprends ce sentiment. » De son côté Michele M., Italien de 36 ans, manager de projets, installé à Lisbonne depuis huit mois après avoir quitté l’Espagne, ne se sent pas coupable : « Ce n’est pas uniquement de notre faute, parce que la plupart des propriétaires sont Portugais. Ils profitent de la situation. »

Continuer à faire venir des digital nomads

Face à ce mécontentement qui commence à poindre, l’État portugais a annoncé la suppression du visa doré ou du statut de résident non-habituel pour les nouveaux arrivants. Ce dernier permettait d’avoir une imposition plafonnée à 20% et la possibilité d’obtenir la nationalité après cinq ans sur le territoire, à condition de faire partie de la liste des professions à valeur ajoutée établie par les autorités. Un programme similaire a été mis en place mais se concentre maintenant sur la recherche et l’innovation, donc plus restrictif.

En 2021, Ana Mendes Godinho, ministre du Travail annonçait son envie de faire venir les travailleurs itinérants : « Nous considérons que le Portugal est l’un des meilleurs endroits au monde où vivre pour les nomades numériques et les travailleurs à distance ». Selon Luís Mendes, il y a des côtés positifs à leur venue, au-delà du plan économique. « Ces travailleurs numériques sont cultivés et très ouverts d’esprit. Ils cherchent l’expérience de la vie authentique des Lisboètes. Ils apportent un multiculturalisme qui pourrait faire de Lisbonne plus qu’une ville de vacances et, à terme, retenir les jeunes et les diplômés portugais qui quittent le pays. » En janvier 2024, le journal portugais Expresso constatait avec les chiffres de l’Observatoire de l’émigration que « 30% des jeunes nés au Portugal vivaient en dehors du pays ».

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