amor é amorDevenu en un demi-siècle l’un des pays d’Europe les plus en avance sur les droits des personnes queer, le Portugal mise désormais sur l’économie du tourisme LGBT+. Mais alors que Lisbonne se prépare à accueillir l’Europride en 2025, les lesbiennes ont parfois du mal à se faire leur place et 50 députés d’extrême droite viennent de faire leur entrée au Parlement.
Un pont rouge suspendu, des tramways qui crissent et un été qui n’en finit pas. On surnomme souvent Lisbonne « la petite sœur de San Francisco ». La similitude ne s’arrête pas au pont du 25-Avril et au Golden Gate Bridge, aux tramways en bois qui dévalent les pentes à toute vitesse, et à la clémence du climat. La capitale portugaise est en train de rejoindre la ville californienne sur la liste des lieux LGBT+ par excellence.
La douceur de vivre pour les personnes queer, c’est ce qui a marqué Magda*, touriste de 47 ans et sa compagne Hannah*, 49 ans, toutes deux venues de Hambourg (Allemagne) pour la semaine : « La ville a l’air super LGBT-friendly, nous avons vu deux jeunes filles se tenir la main dans la rue et tout le monde trouvait cela normal. » Elles ont profité de l’après-midi pour réserver le Alex’s Queer Lisbon, une visite guidée de la capitale portugaise animée par Alex Pollard, 61 ans, ancien chercheur associé à l’Université de Sussex, spécialiste des thématiques queer. Dans les rues étroites des quartiers de Bairro Alto et Príncipe Real, en centre-ville, tous les trois adaptent leur rythme de marche à l’alternance des montées et des descentes. Régulièrement, le groupe marque un arrêt devant un bar, la maison d’un personnage historique à l’homosexualité méconnue, ou encore un couvent où une bonne sœur se travestissait. « J’ai découvert que les Portugais ne connaissaient pas énormément leur histoire queer. D’ailleurs, aujourd’hui, la moitié de mes clients ne sont pas des touristes, mais des Portugais qui souhaitent découvrir cette histoire », s’étonne même le guide devant le Bar 3, un comptoir gay incontournable de Príncipe Real.
Piscine, sauna et tout petits maillots de bain
Le patron de l’établissement, Eddy van Wallendael, a posé ses valises à Lisbonne après avoir quitté Anvers et son entreprise de transports. Comme d’autres, le sexagénaire a profité de la relance économique, après la crise de 2010 qui a durement frappé le Portugal, pour participer au développement de ce qui est aujourd’hui devenu un marché à part entière : celui du tourisme gay. En 2019, il ouvre un deuxième établissement, la Villa 3 Caparica, sur le modèle des resorts gays américains. Le concept est toujours plus ou moins le même : un hôtel à l’abri des regards, une piscine, un sauna, de très petits maillots de bain et des mœurs légères. Ses deux affaires ne désemplissent pas.
« Quand l’Eurovision a été organisée ici en 2018, nous avons fait une semaine incroyable, le chiffre d’affaires du meilleur mois en une semaine. On peut aussi citer le concert de Madonna l’année dernière… », liste-t-il. L’année prochaine, le pays accueillera l’Europride, une fête qui devrait réunir 250 000 personnes LGBT+ de tout le continent. « Ces événements permettent de montrer au monde que Lisbonne est une ville agréable. On en a pour tous les goûts, sourit Eddy van Wallendael. Il y a des bars de rencontres, un sauna en centre-ville, des bars de drag, des bars pour les twinks [un mot qui désigne des hommes gays jeunes, minces et imberbes, ndlr], un bar fetish… »
En plus de ces événements, c’est la sécurité qui attire les étrangers queer. Le pays est classé onzième sur 49 pays du continent européen par l’International Lesbian, Gay, Bisexual, Trans and Intersex Association (ILGA). C’est aussi celui où le nombre d’agressions sur la base de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre est le plus bas, selon une enquête de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne publiée en 2020. Les vacanciers LGBT+ accordent autant d’importance à l’attrait esthétique de leur destination qu’au fait de savoir si elle est LGBT-friendly ou non, d’après un sondage du cabinet Community Marketing and Insights.
En descendant du quartier de Príncipe Real, Alex Pollard s’arrête devant le tribunal constitutionnel et sa cour ouverte sur la rue. « C’est là qu’en 1982, le Portugal a été l’un des premiers pays à prohiber la discrimination sur la base de l’orientation sexuelle dans sa Constitution », explique-t-il avant d’énumérer les dates. En 2011, le Portugal est le huitième pays du monde à légaliser le mariage pour tous. La même année, le changement de genre à l’état civil est autorisé, sur simple avis médical, et sans avoir besoin d’entamer un traitement hormonal. Depuis 2018, l’avis médical n’est même plus nécessaire. En 2016, le pays autorise les couples de même sexe à adopter, et aux couples de femmes à accéder à la fécondation in vitro. Depuis 2023, les conversions de thérapie sont prohibées, et passibles d’une peine d’emprisonnement de trois à cinq ans.
(Photo : Tidjan Peron)
Marketing arc-en-ciel
Cette image d’une Lisbonne queer-friendly, Carlos Sanchez-Ruivo a même décidé de la promouvoir à grande échelle. « Le grand problème du Portugal, c’est de ne pas avoir su se vendre », analyse celui qui a cofondé, en 2018, une chambre de commerce et de tourisme LGBT+, Variações, pour mettre les professionnels, l’office du tourisme du Portugal et le gouvernement autour d’une même table. Selon le cabinet LGBT Capital, le tourisme LGBT+ au Portugal pesait 2,4 milliards de dollars en 2019, soit un peu plus d’1% du PIB du pays (le tourisme en général représentait la même année 17% du PIB). Une mine d’or aux couleurs de l’arc-en-ciel.
Après une première rencontre avec Variações en 2017, le gouvernement d’António Costa s’empare du tourisme gay. La même année, il adopte sa feuille de route Stratégie tourisme 2027, en intégrant « la promotion du Portugal comme destination LGBTI » dans la liste des priorités. S’ensuit en 2019 le lancement d’une campagne, baptisée Proudly Portugal, d’abord destinée aux touristes LGBT+, puis aux personnes queer désirant s’installer ou investir au Portugal.
Aujourd’hui, le tourisme gay cible quasi-exclusivement « les sinkies ou les dinkies, c’est à dire les single, income, no kids ou double, income, no kids, [personnes seules ou couples actifs et sans enfants] donc plutôt des hommes », reconnaît lui-même Carlos Sanchez-Ruivo. L’intérêt de cette cible est purement économique : « Ce stéréotype a mené beaucoup de professionnels à viser les hommes gays, en espérant bénéficier de leurs revenus », explique John Tanzella, directeur de l’International LGBTQ+ Travel Association (IGLTA), un lobby qui regroupe 13 000 établissements dans 80 pays du monde.
« Faire une place aux femmes »
À la tête d’ILGA Portugal de 2008 à 2014, Paulo Côrte-Real a mené les batailles du mariage pour tous ou de l’adoption. Pour lui, le boom du tourisme gay et l’Europride à venir ne sont pas les synonymes de la fin de la lutte. « Dans les associations LGBT+, tout comme dans le tourisme gay, c’est très difficile de faire une place aux femmes. Les bars lesbiens à Lisbonne ne tiennent pas plus d’un an, ils ont beaucoup moins bien survécu au Covid », affirme l’homme de 49 ans. Une situation qui l’a poussé à se consacrer à l’animation d’une chorale queer et féministe à Lisbonne, Alarido, et à quitter ses fonctions à ILGA Portugal, ILGA Europe et Amnesty International.
Le chœur de 15 personnes se retrouve le mercredi soir au bar de la Casa do Comum, un lieu alternatif du quartier de Príncipe Real. Ensemble, ils réécrivent des tubes pop pour les rendre plus inclusifs et féministes. Avant l’échauffement, Isabel Advirta, 51 ans, une des cofondatrices de l’association, souligne un autre défi à venir : celui de l’arrivée au Parlement de l’extrême droite et de ses idées. Les dernières élections ont en effet donné au parti Chega 50 sièges de députés sur 230, une percée sans précédent, qui montre qu’une partie du pays est sensible aux discours transphobes et machistes de ses figures. Même s’il ne se dit pas homophobe, André Ventura, le leader du parti, s’oppose par exemple aux sanitaires mixtes, ou à la « théorie du genre ». « Pendant des années, nous avons lutté pour continuer à évoluer, à gagner plus de droits. Avec l’arrivée de l’extrême droite, nous allons devoir nous concentrer sur la protection de ces droits, craint l’activiste. On le voit ailleurs en Europe, le fascisme s’en prend d’abord aux droits des personnes trans, aux manuels d’éducation sexuelle », détaille celle qui a aussi présidé ILGA Portugal de 2002 à 2016.
Longtemps, le Portugal a préféré garder les questions LGBT+ loin des débats publics. Paulo Côrte-Real explique que même si la société fermait les yeux sur le sujet, « les autorités ont pris des décisions : faire avancer les droits, développer le tourisme gay, organiser l’Europride… Souvent, au Portugal, on agit, et ensuite il y a un débat de société. Mais il faut se méfier du retour de bâton ».
Tomber la chemise. C’est ce que font les muscle Marys qui descendent au Construction, au cœur de Príncipe Real, pour exhiber leur plastique. Plus haut, le Trumps, un des tout premiers clubs gays de Lisbonne, attire une clientèle plus jeune, tandis qu’à quelques portes, le Bar Cru est connu comme une adresse où les mœurs sont particulièrement légères. (Photo : Tidjan Peron)
Dans les années 1990, Lisbonne est submergée par la pandémie du VIH/Sida. Grâce à des fonds européens directement reversés aux communautés à risque, le Grupo de Ativistas em Tratamentos (Groupe d’activistes en traitement) met en place quatre points de test, pour les homosexuels et bisexuels, les personnes trans, les travailleurs du sexe et les personnes vivant à la rue. En 2019, le Portugal est qualifié d’« excellent » par les Nations unies pour avoir enrayé la pandémie bien avant la date butoir de 2030. (Photo : Tidjan Peron)
« Comme à Paris, Rome ou New York. » Dès les premières heures qui ont suivi la révolution de 1974, c’est derrière cette porte qu’est née la première scène de drag du Portugal, le Scarllaty Club. En 2015, son fondateur Carlos Ferreira, alias Guida Scarllaty, racontait dans une interview que « durant la période révolutionnaire, même les hommes politiques et les membres du Conseil révolutionnaire fréquentaient notre club. Le tout-Lisbonne était là ». Aujourd’hui, c’est le club Finalmente qui est devenu « la mecque du drag » au Portugal.
(Photo : Tidjan Peron)
Le Portugal a la réputation d’un pays ancré dans la tradition catholique. L’église Saint-Roch, elle, a longtemps eu la réputation d’un lieu de rencontre pour hommes homosexuels. Entre 1547 et 1768, plus de 2 000 nobles, citoyens et esclaves ont été punis dans la capitale pour sodomie. Mais à São Roque, de très nombreux écrits racontent l’histoire d’hommes de foi se travestissant, offrant bénédiction à des homosexuels, et même ayant des rapports dans l’église, à l’abri des regards. (Photo : Tidjan Peron)
* Les prénoms ont été modifiés.