Le Portugal, eldorado du cannabis médical, sauf pour les Portugais

Une culture de plantes de cannabis au Portugal.

canábisLes start-up pharmaceutiques se sont ruées au Portugal, eldorado du cannabis médical légalisé depuis 2019. En cinq ans, le pays est devenu l’un des plus importants producteurs du continent, mais rares sont les patients portugais qui ont accès à la plante.


Margarida a 16 ans. Elle marche et parle comme toutes les adolescentes de son âge. Elle va à l’école et monte même à cheval. Une adolescente normale. Ou presque. Depuis qu’elle a 5 ans, elle souffre d’épilepsie réfractaire. Aucun médicament ne peut soigner ses crises.

Dans la maison familiale du quartier de Campanhã, à Porto, sa maman Paula décrit les épisodes douloureux qui ont ponctué l’enfance de sa fille. Jusqu’à quatre crises par jour, de vingt minutes parfois.

« Entre les crises, ses yeux étaient quasiment fermés, elle ne pouvait pas écrire, elle ne pouvait ni parler, ni marcher correctement, ni aller à l’école. On devait se rendre à l’hôpital parfois jusqu’à trois fois par semaine », détaille la mère. Autour d’elle, de nombreux portraits de famille sont disposés dans le salon de la maison.

En 2017, elle a fait le choix de troquer les quatorze cachets quotidiens ingurgités par sa fille pour de l’extrait de cannabis. « Margarida a eu une nouvelle vie. »

Aujourd’hui, la jeune fille n’a plus qu’une crise d’épilepsie de moins d’une minute toutes les deux semaines. Elle prend un médicament matin et soir, en plus des deux gouttes d’extrait de cannabis que sa mère lui administre.

Mais ce que Paula fait est illégal. Non seulement car sa fille est mineure. Mais aussi car le cannabis qu’elle lui administre n’est pas vendu légalement au Portugal, pourtant l’un des leaders européens en cannabis médical.

La ruée vers l’or

Depuis la loi votée le 15 janvier 2019, les produits médicinaux à base de cannabis autorisés peuvent être prescrits au Portugal.

En cinq ans, 42 entreprises au croisement de l’agriculture et de l’industrie pharmaceutique se sont implantées dans le pays. Plus de 150 sont en attente d’une licence.

À 40 kilomètres au nord de Lisbonne se trouve l’un des sites du groupe de Somaí, une entreprise pharmaceutique américaine de 3 000 m² installée depuis 2020 au Portugal. Ici, la sécurité est de mise.

L’usine de production répond aux plus hauts standards européens. L’air est constamment filtré et l’eau est en mouvement, entièrement désinfectée une fois par semaine pour éviter la prolifération des bactéries. Les portes se verrouillent automatiquement le temps de la mise à niveau de la pression entre salles. Les employés sont vêtus d’équipements de protection individuelle de la tête aux pieds.

Charlotte sur la tête et barbe couverte pour les hommes, blouse immaculée, gants chirurgicaux aux mains et sabots en caoutchouc réservés pour le labo aux pieds, les employés enfilent également des masques FFP4 lorsqu’ils rentrent dans les lieux de confection.

Mis à part un léger parfum persistant, terreux, végétal et boisé dans l’air, rien ne laisse supposer que la start-up est spécialisée dans la production de médicaments à base de cannabis.

Plus de 80 médicaments sont créés sur site dont des produits comestibles, des sprays, des capsules en gel, mais aucun de ses produits n’est vendu au Portugal. L’entreprise à la pointe de la technologie les destine à l’export.

En 2022, les producteurs de cannabis médical portugais ont envoyé plus de neuf tonnes à l’export. Or, la même année, seuls quinze kilogrammes ont été vendus au Portugal.

« Le Portugal est le meilleur endroit de toute l’Union européenne pour établir son usine de production de cannabis médical. Mais il s’agit encore d’un très petit marché pour la consommation par rapport à l’Australie et l’Allemagne, qui sont nos plus grands clients », justifie le PDG et fondateur de Somaí, Michael Sassano.

L’entreprise américaine a d’ailleurs reçu une subvention de 2,7 millions d’euros du programme Portugal 2020, un accord entre le Portugal et la Commission européenne qui a débuté en 2014 pour que le pays se relève de la crise financière.

Les entreprises installées dans le pays bénéficient également d’un climat favorable à la culture de cannabis et d’une main-d’œuvre bon marché, « un point d’entrée pour le marché européen ».

Avec 34 tonnes de capacité de production de cannabis, le pays arrive en deuxième position de l’Union européenne derrière l’Espagne et ses 36 tonnes – où la vente de cannabis médical est complètement illégale.

Somaí a déposé plusieurs demandes auprès de l’agence gouvernementale Infarmed, équivalent de l’Agence nationale de sécurité du médicament français, pour certifier ses produits, mais « il faudra encore un peu de temps avant que le marché local ne décolle », d’après l’entrepreneur.

Un accès difficile

Les entreprises « n’ont aucune obligation de réserver une partie de leur production au marché local », explique Luis Meirinhos Soares, qui a travaillé pendant plus de 25 ans à Infarmed et est désormais conseiller chez Cannavigia, une entreprise spécialiste de la traçabilité du cannabis.

Mais pour lui, la responsabilité appartient au ministère de la Santé : « La loi a toujours eu pour but d’aider les patients dans le besoin à accéder au cannabis, mais d’une manière ou d’une autre, elle ne fonctionne pas. »

Pour avoir accès au cannabis médical, un patient doit avoir épuisé toutes les options de traitements « chimiques ». (Photo : Aylin Elçi)

Le recours au cannabis thérapeutique est encore difficile au Portugal et dépend de deux conditions : il faut que toutes les options chimiques soient épuisées (autrement dit, que les médicaments développés par les laboratoires pharmaceutiques n’aient pas montré d’efficacité) et il faut être atteint d’une des sept pathologies précisées par la loi.

De plus, seul un médicament est autorisé à la vente pour le moment : une fleur de cannabis séchée à 18% de tétrahydrocannabinol (THC), le constituant psychoactif de la plante de cannabis.

Le produit, développé par l’entreprise canadienne Tilray, suffit pour environ trois mois de traitement, mais une boîte de quinze grammes de cannabis vaut 150 euros – un prix bien plus élevé que sur le marché noir – et n’est pas remboursé par l’assurance maladie.

En 2022, un millier de boîtes, seulement, a été vendu et le produit n’est stocké chez aucun des trois plus grands fournisseurs pharmaceutiques du pays.

La semaine passée, Infarmed a donné le feu vert à trois autres produits qui vont bientôt arriver sur le marché avec du cannabidiol (CBD), le deuxième principe actif du cannabis : une fleur à 20% de THC, une huile avec 5% de THC et 20% de CBD et une huile avec 10% de CBD.

« La fleur qui est actuellement vendue à 18% n’a pas de succès, donc je ne vois pas pourquoi cela serait différent pour un produit très similaire. L’huile de CBD, quant à elle, est disponible dans tous les magasins spécialisés du pays », souligne le Dr. Andrade qui admet toutefois avoir de l’espoir pour l’huile qui combine THC et CBD.

La médecin est l’une des seules spécialistes dans l’utilisation du cannabis médical dans le pays et recommande principalement des produits confectionnés selon les besoins spécifiques de ses patients. Pour l’heure, la plupart de ceux qui veulent suivre ses recommandations doivent flirter avec l’illégalité, car les médicaments conseillés ne sont pas vendus au Portugal.

À São Félix da Marinha, dans la banlieue côtière au sud de Porto, le Dr. Andrade suit ses patients en visio depuis sa chambre exiguë. Des grandes lunettes rondes noires contrastent avec la sangle multicolore qui encadre le visage de la petite femme frêle, d’une trentaine d’années.

En 2019, face au nombre de patients redirigés vers elle par ses confrères, cette médecin généraliste a fondé le cabinet de téléconsultation Kanabclinic. Elle guide aujourd’hui quelque 500 patients sur l’utilisation des cannabinoïdes, les composants actifs qu’on retrouve dans la plante de cannabis.

« Le problème au Portugal, c’est que les médecins ne s’y connaissent pas en cannabinoïdes. C’est encore très nouveau pour eux », dénonce celle dont les séances se prolongent parfois jusque tard dans la soirée.

Un préjugé qui persiste

Nichée au cœur des collines vertes du centre du Portugal, entre Lisbonne et Porto et à quelques minutes de la production de Tilray, la ville étudiante de Coimbra se préparait, mi-mars lors de notre passage, à accueillir près de 300 professionnels de la santé pour une conférence dont le but est d’informer les médecins, pharmaciens et infirmiers des bienfaits de l’emploi du cannabis médical.

L’une des organisatrices de cette conférence est Carla Diaz, la présidente de l’Observatoire portugais du cannabis médical (OPMC).

D’après elle, les médecins prennent du temps pour prescrire du cannabis. La faute au manque de diversité de produits sur le marché et aux préjugés qui entourent encore cette plante, pourtant utilisée par des millions de personnes en Europe chaque année.

Son associée Marília Dourado, professeure à la faculté de médecine de l’université de Coimbra, lui fait écho : « Il est évident que dans le monde médical, lorsqu’on parle de cannabis, un sourire en coin se dessine chez les docteurs qui réagissent souvent avec une phrase pleine de sous-entendus.

Ce préjugé, Paula, la maman de Margarida, le ressent aussi. Lorsqu’elle a commencé à utiliser de l’huile de cannabis pour sa fille, elle l’a fait en secret, car son mari était policier et aucune administration médicale n’était encore permise au Portugal en 2017.

À partir du moment où elle a commencé à en parler sur les médias et les réseaux sociaux en 2018, des milliers de personnes l’ont contactée, même un parlementaire qui souhaitait obtenir des cannabinoïdes pour son enfant malade, affirme-t-elle. Ce qui l’a amenée à créer le Mouvement des mères pour le cannabis. L’association bénévole a pour but de venir en aide aux familles qui envisagent un traitement à base de cannabis pour leurs enfants avec des maladies rares.

Déterminée à poursuivre son combat pour l’accès au cannabis médical, Paula estime qu’il faudrait plus de liberté quant à la culture de la plante et à la préparation des solutions à base de cannabis. Malgré de nombreux appels au gouvernement, elle n’a jusqu’ici pas encore reçu de réponse.

Contacté, le ministère de la Santé n’a pas donné suite.

« Même si je risque la prison, je vais continuer à faire ce que je fais, car cela fait du bien à Margarida et aide les autres. »

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