futebol de ruaÀ l’est de Lisbonne, l’Associação Nacional de Futebol de Rua aide les jeunes de la cité Padre Cruz à s’émanciper grâce aux valeurs du foot de rue.
Quand il entre sur le terrain de foot, Márcio se métamorphose. En quelques secondes, l’adolescent de 15 ans d’origine cap-verdienne retire sa capuche grise et abandonne sa nonchalance sur le banc. Son ombre ainsi que celles de ses équipiers se dessinent sur les murs abîmés du préau. Dans l’air, l’écho des pas précipités sur le sol et les demandes de passe des joueurs accompagnent les mouvements de la balle.
Le garçon récupère le ballon des mains de son gardien. Direction les cages adverses. Il remonte le terrain. Prend de l’élan. Frappe du droit. Son tir passe de peu à côté des buts et s’écrase contre le grillage bordant le terrain. « Je souhaiterais avoir le niveau de Cristiano Ronaldo un jour », plaisante le Portugais qui se rêve footballeur, policier ou homme d’affaires, « pour aider [s]a mère », femme de ménage, avec qui il vit seul.
Ce 19 mars, comme tous les mardis soirs, il participe à un entraînement de foot. Une session pas comme les autres, dispensée par l’Associação Nacional de Futebol de Rua (ANFR), dans le quartier de Bairro Padre Cruz, à l’est de Lisbonne. Cette organisation fondée en 2007 dans le plus grand quartier du Portugal travaille avec la jeunesse.
Son objectif, lutter contre la déscolarisation des enfants, et aider à leur intégration en dehors du quartier grâce à un procédé simple : proposer des entraînements de foot de rue, pour leur donner un cadre et leur inculquer des valeurs. Les entraînements sont organisés, quatre fois par semaine, en intérieur ou en extérieur, sur des terrains bordés d’immeubles de six étages aux façades jaunes. Des fresques murales hyper colorées et mélangeant les styles, à chaque pignon, donnent une âme à cette cité.
En ce début de printemps, une vingtaine d’enfants âgés de 5 à 25 ans mouillent le maillot gratuitement, chaque soir, à l’heure où les derniers rayons du soleil se réfléchissent sur le revêtement vert foncé. « Je viens depuis mon plus jeune âge. Au début, j’accompagnais mon grand frère. Maintenant, je viens tous les jours, dès que je peux, après avoir fini mes devoirs », raconte Márcio. Pas d’inscription nécessaire, pas de crampons, pas de tenues de sport obligatoires. Chacun y vient à sa guise pour profiter de l’aménagement et du coaching offert par Daniela Costa et Ana Naia, éducatrices à l’association.
Un quartier dépourvu de services
« Le foot de rue se joue à quatre contre quatre. Des personnes de tous les âges et de tous les genres peuvent jouer. Les points sont calculés sur les buts marqués mais aussi sur le fair-play et il n’y a pas d’arbitre. Donc les joueurs gèrent eux-mêmes le match, dans la cohésion », détaille Ricardo Catani, étudiant en master de sport et science à l’université et bénévole à l’association. Une philosophie importante dans ce quartier de 8 000 résidents où vit une population diversifiée, vulnérable, composée majoritairement d’immigrés angolais, cap-verdiens, et de Roms.
Construite dans les années 1950, cette cité est devenue, après la crise financière de 2010, un quartier d’habitat social, où « 60 % des habitants sont aujourd’hui au chômage », annonce Rui Pinho, directeur d’un projet pour les 5-11 ans, depuis 2021 à l’association.
« Depuis une dizaine d’années, les inégalités se sont accrues au Portugal. Les quartiers comme Padre Cruz, qui, à l’origine, n’étaient pas destinés à des populations pauvres, se sont transformés en HLM pour accueillir des familles plus modestes. La municipalité a fait bâtir des logements sociaux mais a oublié de construire les infrastructures publiques nécessaires à la population », analyse Simone Tulumello, géographe à l’université de Lisbonne. Ici, pas de lycées, pas d’hôpitaux et peu de commerces. Le quartier ne compte qu’un terrain sur gazon, appartenant à un club privé.
LUTTER CONTRE LA DéSCOLARISATION
Dans le voisinage, « seuls 1% des jeunes poursuivent leur scolarité jusqu’aux études supérieures », énonce Rui. Or, pour jouer à l’association, ils doivent être scolarisés ou suivre une formation. Une condition fixée par l’ANFR qui souhaite façonner des « citoyens responsables et intégrés à la communauté », résume-t-il. Ainsi, les entraînements se déroulent-ils parfois dans les cours d’écoles de la cité, « pour conserver la discipline », continue-t-il.
« Le football leur donne un espace où les jeunes peuvent exercer des compétences : travailler en équipe, s’écouter, se concentrer… Il n’y est pas question de punition », complète Carolina Baptista, étudiante dans le travail social et stagiaire à l’association. Quand deux frères arrivent un quart d’heure en retard à l’échauffement, à peine essuient-ils une remarque des animateurs.
Un accompagnement individuel de « l’associa »
À peine majeur, Edson est l’un des plus âgés à l’association. Il se plie à l’impératif de l’ANFR et poursuit son cursus : « Je suis des cours de tourisme tous les matins, je veux voyager. Et je rêve de devenir footballeur professionnel à Manchester. » Dans son survêtement rouge Adidas, celui qui y a d’abord pris ses marques comme joueur rejoint le local de l’association, au rez-de-chaussée d’une cour, comme encadrant cette fois-ci. « Je termine demain une formation dans l’association », ajoute-t-il à demi-voix, intimidé. Ses dreadlocks tenues en queue de cheval, le stagiaire franchit le pas de la porte, toujours ouverte, avant de s’installer dans la salle principale aux murs gris clairs. Il s’assoit dans le canapé d’angle et se joint aux parties de Fifa qui s’enchaînent sur la télé.
De l’autre côté de la salle, c’est un baby-foot qui crée de l’effervescence. Un gamin du quartier remonte au score contre une encadrante : 3-3. Ambiance tendue. Mais comme sur le terrain de foot, le respect reste le mot d’ordre. Parce qu’ici, il n’est pas question que de foot : 395 jeunes bénéficient d’un soutien social au cas par cas, d’un accompagnement aux devoirs, d’un accès à des ordinateurs, des jeux, des livres et des vêtements de seconde main…
Un soutien qui fait ses preuves, remarque Carolina : « Un garçon de 9 ans à qui je demandais s’il avait besoin d’aide pour ses devoirs et qui refusait toujours l’année dernière, a sollicité mon aide pour des exercices d’anglais hier. Il m’a demandé si on pouvait étudier ensemble. On a vu les jours de la semaine, les mois, et les parties du corps », exprime-t-elle, heureuse de la confiance qu’il lui accorde.
Cet espace bienveillant et sûr est ouvert tous les après-midis, de 14 h 30 à 20 h. « Les enfants l’appellent “associa” [diminutif d’association]. C’est une preuve de leur attachement, comme une deuxième famille », précise Carolina.
Une stratégie établie hors des terrains
C’est la seule association à proposer du foot de rue de manière régulière dans le quartier. « Au Portugal, le foot est un sport de masse que tout le monde aime. Cette pratique nous sert seulement de stratégie pour les faire venir chez nous, les attirer pour qu’ils restent », admet Rui Pinho. C’est comme ça que Rafael, 16 ans, cheveux courts, appareil dentaire et sourire taquin, a trouvé le chemin de l’association. Poussé par des copains qui y ont grandi, il y passe ses après-midis depuis trois ans, affalé dans le canapé de l’entrée ou dans les escaliers à l’extérieur du bâtiment.
Ce mardi, après avoir suivi des cours de la seconde chance, destinés aux jeunes en décrochage scolaire dans la matinée, il participe à l’entraînement de 18 heures. Claquettes-chaussettes aux pieds, chasuble fluo mal enfilée, Rafael n’échappe pas à une remarque de Daniela Costa, son éducatrice.
Il faut attendre qu’elle le bouscule pour qu’il se décide enfin à jouer. « Le but est de leur redonner confiance, qu’ils n’aient pas honte de dire d’où ils viennent », précise-t-elle. Dans les cages, lorsqu’il arrête le ballon blanc à rayures bleues, l’animatrice l’encourage, le pouce levé : « C’est bien Rafa ! »
« Quand il n’est pas avec nous, il fume des cigarettes, désapprouve la coach de 24 ans, petite brune aux cheveux longs. Beaucoup de jeunes choisissent de venir avec nous pour ne pas rester dans la rue, et prendre un mauvais chemin. C’est beau de les voir évoluer et grandir, même si on ne peut pas tous les sauver, ce sont un peu mes enfants », dévoile, attendrie, celle qui vient de Pontinha, un autre quartier de la banlieue lisboète.
Rêver d’une carrière professionnelle
Ces entraînements ne visent pas à former les jeunes au football professionnel, peu d’enfants veulent en faire leur métier. Mais Mafalda, adolescente de 14 ans, elle, y croit. Au bord de l’unique réel terrain de foot de rue du quartier – construit à la demande de l’association – elle attend un rendez-vous avec un médecin pour soigner sa blessure au genou. Un ballon sous le pied, elle trépigne d’impatience. Devant elle, deux équipes de quatre jeunes s’affrontent sur ce parterre en bitume sur lequel sont tracées trois lignes blanches, délimitant le milieu du terrain et les zones de tirs.
Elle ne raterait pas un seul des entraînements de l’association malgré son agenda sportif bien chargé. La gardienne de but a été repérée, lors d’un des tournois annuels organisés par l’ANFR, par le Sporting, l’un des deux meilleurs clubs de foot lisboètes, aux fameuses couleurs vert et blanc. Depuis deux ans, la recrue y est formée gratuitement. Une opportunité qui lui permet de rêver plus grand. « C’est avec l’association que j’ai vraiment découvert le foot. Maintenant, mon but, c’est de devenir professionnelle », lâche l’adolescente.
La jeune fille vit avec ses deux petits frères, son père qui travaille dans le bâtiment et sa mère, cantinière. Un contexte familial rare dans la cité, sans être idéal : « C’est une famille dans laquelle l’argent n’est pas bien géré, il y a des problèmes de jeux », spécifie Rui Pinho. Alors la joueuse passe le plus de temps possible hors de chez elle : « Je vais au Sporting pour améliorer mon jeu, mais je viens ici pour être une bonne personne. »
« Ses parents nous ont fait confiance »
« On n’est pas un projet mais une nécessité pour la communauté », assure Rui Pinho. La présence de l’association a fait bouger les frontières dans la banlieue depuis 2007. Y compris chez les Roms, fortement représentés à Bairro Padre Cruz. Márcia, 20 ans, vient depuis une quinzaine d’années à l’association.
« Normalement, dans sa communauté, à son âge, elle devrait déjà être mariée, et ne devrait pas travailler après avoir fini l’école. Mais avec le temps, ses parents nous ont fait confiance, ils ont accepté de la laisser venir », continue le directeur. Cette joueuse qui, auparavant, ne pouvait s’amuser qu’avec d’autres enfants roms est devenue animatrice.
Surtout, Márcia qui a 27 neveux et nièces, s’imagine travailler : « Je voudrais devenir esthéticienne », indique la jeune femme aux cheveux longs et avec un piercing au nez. Un choc de culture pour sa famille mais un exemple d’intégration réussie pour l’ANFR dans un quartier où l’urbanisme mène à la stigmatisation et à l’exclusion. Les jeunes ne sortent que rarement du quartier. « Pourquoi partiraient-ils ? Ils ont leur famille, leurs amis, des supermarchés, des restaurants ici », reprend Daniela. L’association leur permet alors d’envisager une vie au-delà des barres d’immeubles.
Trois questions à Jacinta Santos,
joueuse de la sélection portugaise pour la Homeless World Cup
Quand elle a commencé, enfant, à taper dans un ballon dans les rues de Seixo da Beira, son village natal au Portugal, Jacinta Santos n’imaginait pas que le football la mènerait jusqu’à la Homeless World Cup. Un tournoi international annuel pour combattre le sans-abrisme. Et pourtant, à 25 ans, la numéro 7 a déjà participé à une édition et a remporté une Coupe du monde.
Comment vous êtes-vous retrouvée à porter le maillot de la Seleção portugaise ?
Jacinta Santos : « Je me suis fait repérer lors d’un tournoi par Cais, l’association qui se charge de la sélection pour le Portugal. Ils ont pensé que je pouvais m’épanouir dans le projet. Ce qui a été le cas. La première fois que l’on m’a tendu le maillot de l’équipe nationale, mes yeux rayonnaient. C’était quelque chose dont je rêvais depuis toute petite mais qui me paraissait impossible. »
En 2022, vous devenez championne d’une Coupe du monde à Fuenlabrada, en Espagne, et vous avez joué en Californie. Qu’avez-vous ressenti sur le terrain?
« Beaucoup de fierté. On a vibré à chaque compétition. Mais ce qui m’a le plus marqué est le fait que nous soyons tous unis, peu importe les couleurs sur notre maillot. Comme lorsque la Grèce a marqué contre nous. Ils n’avaient pas encore inscrit de but dans la compétition et voir la joie sur leur visage, c’était merveilleux. Nous avons tous applaudi. Au-delà du sport, cette expérience nous a permis de voyager, de rencontrer des joueurs du monde entier et de partager nos histoires. Cela restera l’une des plus belles expériences de ma vie. »
Aujourd’hui, vous transmettez votre expérience aux jeunes du district de Viseu, où vous êtes l’une des responsables du foot de rue.
« Le football a eu un impact très positif sur moi. Il m’a aidé à voir que j’avais de la valeur, que personne ne pouvait douter de moi et je me suis toujours sentie valorisée en tant que femme. Le foot de rue ne se limite pas à taper dans un ballon. Il est basé sur le fair-play et promet l’égalité et l’inclusion. J’ai envie de montrer aux jeunes que même dans la plus grande adversité, on peut trouver des solutions. C’est un projet qui a changé ma vie donc j’essaie de le faire connaître, parce qu’il vaut vraiment la peine d’y participer. »