La supergentrification éteint les nuits d’Intendente

gentrificaçãoHaut lieu de la prostitution et de la drogue il y a encore quinze ans, le quartier est depuis devenu un endroit branché pour sortir. Mais sur la dalle de marbre qui recouvre désormais la place principale du quartier, les bobos et autres hipsters traînent de moins en moins. L’explosion des prix de l’immobilier tue à petit feu les lieux alternatifs, pris d’assaut par les touristes et les hôtels de luxe.


Accoudés au bar, quelques habitués sirotent une bière Superbock à 1,50 euro. Dans le fond de la salle, un groupe de musique expérimentale, Zarabatana, remplit l’étroite salle d’étonnants râles au rythme d’une contrebasse à contretemps sur tout. Placardées au mur, des affiches dressent le décompte macabre des lieux associatifs qui ont dû fermer leurs portes ces dix dernières années à Indentente et Anjos, deux quartiers de l’arrondissement d’Arroios, dans le centre de Lisbonne (Portugal).

Le groupe a décidé de reverser son cachet pour aider Sirigaita, l’association qui organise le concert de ce jeudi soir de mars. Le lieu, autogéré par des militants de gauche, accueille aussi bien des jeunes branchés que des migrants, des prostituées et des toxicomanes. Sur une petite chaise, un vieil homme en sandales de cuir s’appuie sur sa canne. Manuel Ramos est un habitué. « Ici, c’est un lieu de diversité, avec des associations, du théâtre, du cinéma, de la musique… C’est le dernier lieu comme ça du quartier. Quand ça sera fini pour Sirigaita, tout sera fini », lâche le retraité de 69 ans. L’équipe de bénévoles aurait dû quitter les lieux en février dernier, après que le propriétaire leur a annoncé le non renouvellement de leur bail. Les membres de Sirigaita le soupçonnent de vouloir transformer le local en logement touristique.

Le local de Sirigaita accueille une exposition pour « honorer les lieux fermés par la gentrification » dans le quartier ces dernières années. (Photo : Marion Durand)



L’histoire est tristement banale à Intendente. Tout particulièrement sur la place du même nom, au cœur du quartier et à deux pas de Sirigaita. Aujourd’hui pavée de dalles blanches et verdie par quelques bosquets bien entretenus, la place d’Intendente n’a pas toujours offert un visage si accueillant. La prostitution, la toxicomanie et les vols à la tire y ont été monnaie courante. Jusqu’en 2011, année où le socialiste António Costa, maire de l’époque et ex-Premier ministre y installe son cabinet. Dans son sillage, des établissements nocturnes, des cafés, des bars, des lieux plus ou moins alternatifs s’y installent aussi. Ce sont aujourd’hui ces établissements qui sont poussés hors du quartier par des gentrifieurs d’un autre calibre : des investisseurs étrangers auxquels les propriétaires vendent leurs immeubles pour en faire des hôtels, des résidences de luxe ou de la spéculation immobilière. À l’arrivée de Costa, le prix du m2 était de 1 695 euros dans l’arrondissement. En 2019, il avait presque doublé et atteignait 3 274 euros, dépassant le prix moyen dans la capitale. 

La fête est (presque) finie 

Le café-restaurant et bar O das Joanas est le bâtiment le plus au nord de la place. Pedro Ramos, 43 ans, tenait l’établissement jusqu’à sa fermeture à l’été 2023, lorsque le propriétaire a décidé de vendre le bâtiment. Une femme d’une soixantaine d’années au fard à paupières pailleté vient le saluer. Il explique : « C’est une ancienne cliente, une ex-prostituée. Elle venait prendre son café tous les jours, discuter avec les autres personnes du quartier. Depuis la fermeture, elle n’a plus d’endroit où aller et vient tous les jours s’asseoir sur un banc de la place. » Pedro n’a pas de mal à reconnaître qu’avec son établissement, il a sans le vouloir participé à la gentrification du quartier : « Nous sommes les envahisseurs. Nous avons rendu ce quartier plus ouvert, mais cela a aussi attiré les investisseurs. » Outre les cafés et les lieux de fête, les habitants du quartier qui étaient là avant l’arrivée de Costa sont aussi parfois expulsés de chez eux. Pedro poursuit : « Nous avions une très bonne cliente, une dame très âgée qui avait vécu toute sa vie ici. Le propriétaire a vendu son appartement. Elle a dû partir vivre en Algarve avec son frère. » 

Juste en face de l’ancien café, un vieil immeuble résidentiel abrite une institution de la place d’Intendente, la Casa Independente. Ses occupants devront quitter les lieux en 2025 ; là encore, le propriétaire refuse de renouveler le bail. À l’intérieur, un de ses serveurs, Marcos Simões, semble trouver ce mardi soir bien calme. Il tend le bras et désigne le bâtiment voisin : « Là il y avait le Sport Clube Intendente », établissement associatif réputé pour sa diversité et son brassage de population fermé en 2018. « J’y allais très souvent avec mes amis. Ils avaient un grand salon qu’il était possible de louer pour organiser sa propre fête. Il y avait un billard et de l’alcool bon marché. » Il fustige les investisseurs étrangers, attirés par l’ambiance décontractée du quartier. « Il y a quelques années, il y avait beaucoup plus de skateurs, de cool kids [des jeunes au style hipster, dont on copie parfois le sens de la mode, ndlr] et de concerts de musique indépendante ici. Mais s’il n’y a plus d’endroits pour organiser des concerts, il n’y a plus de cool kids. »

Dans la cour intérieure, une petite bande d’habitués qui fréquente le lieu depuis son ouverture fête un anniversaire autour de quelques bières. Selon le serveur, d’autres témoins et CNN Portugal, le lieu devrait, à terme, devenir un club sélect de la chaîne britannique Soho House. Où les quelques amis iront-ils pour faire la fête quand le lieu aura fermé ? « Quand l’atmosphère de Lisbonne aura disparu, les locaux ne seront plus là. Parce qu’il n’y aura que des endroits chers, faits pour les touristes », répond Paulo Barata, graphiste de 55 ans. « Ils seront dans les bars de leurs hôtels et ils boiront des Spritz. Je trouve ça très triste », conclut Sara Duarte, 51 ans, artiste performative et psychologue, des lunettes Prada sur le nez. 

Sara, Paulo et leurs amis fréquentent la Casa Independente depuis son ouverture, en 2012.
(Photo : Marion Durand)
« C’est comme si Hidalgo s’installait à Barbès »

Au sud de la place d’Intendente, Marie-Odile Coudert, 50 ans, a installé la terrasse de son bar-bistro, Josephine. Depuis son ouverture en 2014, la Française y sert du vin naturel et des bières artisanales jusqu’à minuit. « Pour l’instant, notre bail est renouvelé parce qu’on a de bonnes relations avec nos proprios, souffle la femme aux cheveux bruns. Le contrat arrive à échéance d’ici un an ou deux, donc j’anticipe, je me renseigne pour porter l’affaire devant un tribunal, au cas où. Tout peut changer. » À l’intérieur de son bar, elle décroche un cadre du mur, et montre une photo. C’est elle, en noir et blanc, plus de dix ans en arrière, assise sur une machine de chantier pendant la rénovation de la place. Josephine est un des derniers bars à s’être installés dans le sillage d’António Costa. Une fois que la Casa Independente sera partie, il ne restera plus que lui.

Quand le leader socialiste prend ses quartiers à Intendente, le maire ne pense pas encore au tourisme : il souhaite renverser la stigmatisation de l’endroit et en faire « un espace bien organisé et attractif, qui désenclave le quartier et favorise la circulation ». Il lance un projet massif de rénovation urbaine, avec l’idée de changer l’image du quartier, mais aussi la sienne. « C’est comme si Hidalgo s’installait à Barbès, à Paris, et qu’en partant, elle laissait un espace complètement reconfiguré, avec de nouveaux habitants, de nouvelles rues et un quartier tout neuf », illustre Hélène Veiga Gomes, anthropologue urbaine. Avec le projet de Costa, la place d’Intendente passe d’un état d’invisibilité à une hypervisibilité. « Ce processus intense de travaux a été lancé en même temps que l’explosion de Facebook, puis d’Instagram et des premières plateformes sur lesquelles l’utilisateur localise ses bars et ses lieux favoris pour les faire connaître à d’autres touristes. » La machine est lancée. 

Un projet massif de rénovation urbaine a été développé entre 2011 et 2014 sur la place d’Intendente.
(Photo : Marion Durand)
Gentrifieurs gentrifiés

Pour Luís Mendes, géographe et chercheur à l’Université de Lisbonne, la Casa Independente, O das Joanas ou encore Sirigaita sont des lieux de « gentrification marginale » : « Ces établissements et les personnes qui les fréquentent sont des intellectuels, des architectes, des urbanistes, des artistes, des journalistes… En bref des personnes issues de milieux libéraux, de milieux créatifs, avec pas énormément d’argent, mais beaucoup de capital culturel et social », explique-t-il. Leur arrivée à Intendente a constitué la première phase de gentrification, qui se définit par le remplacement d’une population par une autre, plus aisée (lire notre reportage sur les digital nomads). Comme d’autres observateurs, Luís Mendes voit en Intendente l’épicentre de la gentrification lisboète : le lieu où elle aurait pris forme en premier dans les années 2010, avant de s’étendre à toute la ville. Le chercheur conclut : « J’ai très peur qu’Intendente se dirige vers une supergentrification », phase ultime de l’embourgeoisement qui se caractérise par l’arrivée de fonds immobiliers internationaux. 

Sur le site Internet d’un des hôtels quatre étoiles du quartier, l’atmosphère trendy d’Intendente fait partie des arguments de vente pour inciter les touristes à réserver une nuit. Le gérant, qui ne souhaite pas être cité, regrette les fermetures de ces nombreux lieux et admet qu’elles ont un peu cassé l’ambiance dans le quartier. À moins d’un kilomètre de la place, Rita Galante de Abreu a ouvert le Palácio do Visconde, un hôtel trois étoiles il y a deux ans. Face aux nombreux hôtels, notamment de luxe, qui ont fleuri dans les environs ces dernières années, elle admet que personne ne veut d’une ville qui ne soit faite que pour les touristes. « Mais, il faut revenir dix ou quinze ans en arrière et se souvenir de l’état de la ville, argumente-t-elle. De nombreux bâtiments étaient abandonnés, et certains le sont encore. Faut-il laisser les bâtiments en ruine et ne rien faire ? Il faut regarder la réalité en face, le tourisme a énormément contribué à rénover la ville. » (Lire notre reportage sur le tourisme gay à Lisbonne). 

Après avoir été une zone à éviter, puis un microcosme arty-bobo-alternatif dans lequel les touristes côtoyaient encore les locaux, Intendente a un nouveau visage. Sur la place et dans les rues alentour, de nombreux bâtiments sont à l’abandon, leurs volets fermés, leurs vitres couvertes de poussière et leurs façades graffées. Certains immeubles sont en travaux. De nombreuses interrogations subsistent quant à l’avenir du quartier. À commencer par les projets des investisseurs et des nouveaux propriétaires qui seraient Français, Italiens ou encore Brésiliens et dont personne ne semble savoir grand-chose. L’anthropologue Hélène Veiga Gomes préfère ne pas trop s’avancer. « Je ne garantis pas que tout va se transformer à Intendente. Je pense que des endroits vont rester des “dents creuses”, comme on dit en architecture, des espaces qui n’ont pas de public et qui restent dans le flou de la spéculation immobilière. » La nuit tombe sur la ville. Et à Intendente, les lendemains sont plus qu’incertains. 

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