mudarL’extrême droite portugaise a réalisé un score historique aux élections du 10 mars, en terminant troisième avec 18% des voix. Avec 50 sièges, le parti Chega fait une percée fracassante à l’Assemblée. Le parti a su séduire une partie de la jeunesse portugaise en s’appuyant sur une stratégie de communication ciblée.
André Ventura vise juste. Devant une foule acquise à sa cause, le leader de l’extrême droite portugaise s’amuse à faire éclater des ballons – rouges – avec des fléchettes. Juste au-dessus, une pancarte affiche la couleur « le socialisme explose au Portugal ». Bienvenue sur le stand du parti Chega (« assez », en portugais), qui vient d’arriver troisième aux élections législatives de mars. Chega compte désormais 50 députés, contre 12 en 2019. Un tournant politique majeur pour le pays, alors que le Portugal s’apprête à célébrer le cinquantième anniversaire de la fin de la dictature.
Ce jour-là, André Ventura est venu fêter sa victoire à Futurallia, la plus grande foire d’orientation étudiante du Portugal. Chaque ballon explosé, chaque cible atteinte, entraîne une vague de cris et d’encouragements, devant une foule de jeunes essentiellement âgés de 15 à 18 ans. Mais les vraies cibles, ce sont eux. Les élections anticipées du 10 mars ont été provoquées par la démission du Premier ministre socialiste António Costa, impliqué dans une affaire de corruption. « Le Portugal a besoin d’un nettoyage », voilà un des slogans vendu aux jeunes par le parti. Et ça marche. Parmi les jeunes en âge de voter, Chega a remporté le plus de voix chez les hommes âgés de 18 à 34 ans, sans diplôme.
« C’est le seul qui essaye de faire changer les choses »
Le visage caché derrière un masque à l’effigie d’André Ventura, Tiago, 18 ans, ne dissimule pas son soutien : « Je trouve ça drôle qu’ils aient même pensé à créer un masque à son image. Je sais que Ventura n’est pas le candidat parfait, mais c’est le seul qui essaye de faire changer les choses, c’est pour ça que j’ai voté pour lui. » À quelques mètres de là, quatre amis brandissent des drapeaux politiques de différents partis. Simone, 18 ans, a voté pour le parti socialiste, mais comme les autres, sa curiosité l’a poussée à venir voir le « show » Ventura : « Mon copain vote Chega, mes autres amis pour le parti conservateur [qui a remporté les élections, ndlr]. Parfois ça crée des débats mais honnêtement on ne s’embrouille pas tant que ça. » Son ami, originaire du Cap-Vert et électeur du parti conservateur, ajoute : « Ventura se focalise trop sur l’immigration mais il veut aussi le meilleur pour la jeunesse. »
Sa partie de fléchettes terminée, la star du jour se dirige aussitôt vers la sortie du salon étudiant. Tout en contrôle, André Ventura s’arrête à chaque pas pour un selfie, sourire totalement figé. Reste une chose que l’homme ne peut pas maîtriser : la haine de ses opposants. « Vous êtes des fascistes », crie un groupe de jeunes en bord de cortège. « Chega, Chega, Chega », répondent ses partisans. Inez, 16 ans, observe la scène : « Je ne voterai jamais pour lui. À l’époque de Salazar, le Portugal a connu la dictature, alors aujourd’hui ça fait peur de voir ça. Je ne me sens pas en sécurité à côté de ces gens. »
Son amie Raquel, 16 ans, s’inquiète, elle aussi, pour l’avenir : « Je me sens triste, ça me fait peur, je vois beaucoup d’adolescents dans cette foule, mais un jour ils vont pouvoir voter. » André Ventura, lui, n’a pas peur du scandale. En 2020, il invite une parlementaire, Joacine Katar Moreira, à « retourner dans son pays ». Originaire de Guinée-Bissau, une ex-colonie portugaise, elle venait de proposer une loi pour restituer les œuvres d’art aux anciennes colonies du pays. La communauté gitane portugaise, estimée entre 40 000 et 70 000 personnes, est aussi dans le viseur du parti. En 2017, Ventura l’accuse d’être « accro » aux aides sociales, proposant un plan de confinement spécifique pour cette population durant la pandémie de Covid.
Rita Matias, la relève à seulement 25 ans
Dans le sillage de Ventura apparaît Rita Matias, députée de la ville de Setúbal, qui vient d’être réélue. « T’es trop belle Rita ! », s’exclame un jeune qui se présente comme un opposant du parti. Vêtue d’un tailleur blanc, Matias accueille à tour de rôle les jeunes qui se bousculent pour lui adresser la parole. À 25 ans, elle incarne la relève d’un parti qui se rêve désormais au pouvoir. Chez les Matias, la politique est une histoire de famille. Ancien conseiller d’André Ventura, son père Manuel était le président de l’ancien parti anti-avortement Pro-Vida. Rita Matias se présente aussi comme anti-féministe et anti-avortement.
« Notre jeunesse a été trahie par le gouvernement socialiste. On en a marre de cette situation, les jeunes ont trop de difficultés à trouver un emploi, scande-t-elle avant d’ajouter : les jeunes partent en France ou en Suisse, où ils ont plus d’opportunités que les jeunes Portugais. » Pour Rita Matias, se rapprocher du reste de l’extrême droite européenne, ainsi que sa nouvelle génération de leaders, est une priorité stratégique. Jordan Bardella, tête de liste du Rassemblement national aux prochaines élections européennes « est un ami », se vante-t-elle.
30% des 18 à 25 ans vivent actuellement en dehors du pays, d’après un rapport publié par l’Observatoire portugais de l’émigration. Au Portugal, le taux de chômage s’élève à 18% selon l’Organisation internationale du travail (OIT), quatre points de plus que la moyenne européenne.
« L’ironie de ces élections, c’est qu’en termes strictement économiques, le Portugal se porte assez bien. Le salaire minimum a augmenté. Mais le salaire moyen des jeunes diplômés reste très bas, et l’économie n’arrive pas à les absorber, l’émigration est donc souvent la solution », analyse António Costa Pinto, chercheur à l’Institut d’études politiques de l’université de Lisbonne.
Ricardo Reis, 25 ans, nous donne rendez-vous au siège de Chega, situé à une centaine de mètres du parlement. Au deuxième étage de l’immeuble, une simple plaque indique l’entrée du local. Dans la vie quotidienne, le jeune homme est consultant en tech, mais son temps libre, il le passe à militer pour la jeunesse du parti. Pour Ricardo Reis, franchir le palier de cette porte, c’est trahir l’héritage politique de sa famille. « J’ai commencé à m’intéresser à la politique dès l’âge de 11 ans, en discutant avec mon grand-père qui est communiste. C’est par ces débats que mon amour pour la politique est né », raconte-t-il.
Le jeune militant s’inquiète pour l’avenir de la jeunesse mais Chega lui a permis d’identifier les coupables : « Les immigrés viennent ici sans contrôle, ils vivent à 15 ou 20 dans la même maison. Les prix de l’immobilier augmentent à cause de cela. » Il va même plus loin dans son idéologie, traitant certains immigrés de « parasites qui ne veulent pas travailler ou contribuer à l’économie portugaise. »
Selon le chercheur António Costa Pinto, les résultats de Chega sont intrinsèquement liés à l’immigration. « Le Portugal était habitué à une immigration lusophone provenant de l’Afrique et du Brésil. Mais depuis cinq ans, le pays connaît une nouvelle vague d’immigration venue du Népal, du Pakistan et du Bangladesh. Elle est essentielle pour l’économie mais elle a créé une perception d’insécurité », observe-t-il.
Chega, le parti qui dresse une armée TikTok
Au siège de Chega, la visite se poursuit. Avec la montée du parti, le QG a doublé sa surface et annexé l’appartement voisin. André Ventura n’est pas toujours là mais son image est partout. Dans le couloir, son affiche de campagne fait face à un portrait de lui, peint dans un style contemporain. En son absence, les volets de son bureau sont fermés ; deux statues de la Vierge Marie protègent les lieux. Né et élevé dans un quartier populaire de Lisbonne, le leader du parti est un catholique convaincu. Son slogan : « Dieu, patrie, famille et travail ».
Dans une pièce avoisinante, un chat rôde. « C’est António », annonce un conseiller d’André Ventura. L’animal a son propre compte Instagram et réunit 5 000 abonnés. Avec amusement, l’homme, la soixantaine, fait défiler les clichés. Ici, António câliné par des députés. Là, des montages photo du chat dans les travées du Parlement. C’est la partie émergée de la stratégie de communication à travers laquelle le parti tente d’attirer les jeunes. Les réseaux sociaux sont en première ligne. Avant d’être élue, Rita Matias gérait déjà le compte TikTok d’André Ventura. « Je pense que les jeunes aiment bien notre naturel, on ne fait pas semblant. On se met en scène dans la vie quotidienne. On peut montrer la réalité sans filtre, sans que quelqu’un ne change notre message », révèle-t-elle alors que le parti accuse régulièrement la presse de relayer des fausses informations.
André Ventura est suivi par 275 000 abonnés : un score bluffant au regard des 1 600 abonnés de Pedro Nuno Santos, leader du parti socialiste. Le Premier ministre issu du parti conservateur, Luis Montenegro, n’a même pas TikTok.
Le show des fléchettes a évidemment été relayé sur les réseaux du parti, générant 85 000 vues sur TikTok et plus de 220 000 clics sur Instagram. Rodrigo, lui, a vécu la scène en direct. Jusque-là, ce jeune homme de 18 ans ne connaissait Chega qu’à travers les réseaux sociaux. Mais l’idée qu’il se faisait du parti a totalement basculé devant la réalité. « Après avoir vu comment cette rencontre s’est déroulée, ces jeunes qui se battaient pour des selfies, j’ai eu honte. J’ai eu l’impression d’assister à un culte. »