Les dauphins portugais pris dans la nasse du tourisme de masse

: golfinho Le Portugal connaît un boom touristique depuis une dizaine d’années, et les dauphins de la région de Lisbonne attirent de plus en plus de spectateurs. Pour les protéger, les autorités environnementales ont créé à Setúbal une zone d’exclusion touristique ; mais à Lisbonne, la multiplication des excursions menace le retour des cétacés dans le Tage.


Dans le fleuve du Sado, à une quarantaine de kilomètres de Lisbonne, le Baias dos Golfinhos (la Baie des dauphins) est en chasse. À son bord, Fábios Matias, grand bonhomme souriant, jumelles en mains, scrute l’horizon. Le créateur de Dolphin Bay, une entreprise d’excursion et d’observation en milieu naturel, embarque aujourd’hui deux classes de collégiens pour aller à la rencontre des dauphins à gros nez du Sado. Une espèce qui peut atteindre quatre mètres de long et un poids de 350 kilos. Après quelques minutes de navigation, l’eau s’agite et des ailerons apparaissent à la surface de l’eau : « Serrote et Guilhas sont venus nous dire bonjour ! », s’exclame Fábios, qui les reconnaît en un coup d’œil. À la proue du bateau, les rires et cris en portugais se multiplient à chaque bond des mammifères, qui volent un instant avant de disparaître. Les enfants scrutent la surface de l’eau et se poussent sur le bateau, pour ne rien louper du spectacle. Fábios, le commandant de l’expédition, est aussi biologiste marin ; carnet à la main, il explique à son jeune public les relations familiales qui existent entre ces dauphins et insiste sur la fragilité de ce petit groupe de mammifères.

Fábios Matias et Hugo Marques sillonnent la surface de l’eau à la recherche d’éclaboussures et d’oiseaux, signes de la présence de dauphins.
(Photo : Adrien Lachet)

Cette communauté d’une trentaine de membres est installée dans l’estuaire depuis plus d’une quarantaine d’années ; un comportement inédit pour l’animal. « On est sur leur territoire, c’est notre responsabilité sociale d’informer le public et de rappeler que c’est une population unique à protéger. C’est le minimum quand on les dérange au quotidien », glisse Fábio Matias. Pour garantir la survie de ce regroupement de dauphins, l’Institut pour la conservation de la nature et des forêts (ICNF), l’autorité environnementale du Portugal, a créé une zone d’interdiction dans les eaux du Sado en été. Du 15 juillet au 30 août, l’observation touristique des dauphins est impossible afin de préserver la population locale. L’ICNF craignait « de ne pas voir la population des cétacés augmenter d’ici la fin 2030 ». Une mesure forte à Setúbal, ville portuaire majeure qui borde le fleuve Sado, où le tourisme autour des dauphins a été multiplié par six depuis une vingtaine d’années.

Une mère et son delphineau accompagne le Baias dos Golfinhos pendant l’expédition. (Photo : Adrien Lachet)
Les ailerons permettent d’identifier ce groupe de dauphins unique en Europe, qui vit en communauté. (Photo : Adrien Lachet)
 « L’afflux de touristes est massif »

Statue à l’entrée de la ville, affiches sur les bâtiments, graffitis et œuvres artistiques… Les  dauphins sont devenus l’argument touristique numéro un de Setùbal. L’office de tourisme leur consacre une exposition permanente depuis 2018. Des dauphins sont même gravés sur les plaques d’égouts. Dans le port, au milieu des bateaux des plaisanciers et des pêcheurs, dépasse la grande voile du Vertigem Azul. Ce voilier appartient à Maria João Fonseca, la première organisatrice de tours d’observations de dauphins à Setúbal. « Entre 1998, la date de création de mon entreprise et 2020, le nombre de touristes était croissant, mais ces deux dernières années, ça a vraiment explosé. »

L’office de tourisme de Setúbal a enregistré une augmentation de 33% de la fréquentation touristique sur le premier trimestre 2023, une croissance constante depuis la sortie du Covid-19. Fábios Matias, de Dolphin Bay, confirme : « On a effectué environ 1 050 sorties en bateau l’année dernière, c’est 150 à 200 sorties de plus qu’en 2022. En été, ça peut aller jusqu’à deux, voire trois sorties par jour. L’afflux de touristes est massif. » Maria João Fonseca, présente à bord de l’expédition, connaît bien Fábio Matias. Les deux entrepreneurs travaillent ensemble depuis l’arrivée du jeune homme en 2018 : « On n’est pas vraiment concurrents, on se partage les clients quand on ne peut pas les avoir pour nous », souligne Maria en rigolant. Le voilier de son entreprise en maintenance, les collégiens ont embarqué à bord du Baias dos Golfinhos, pour deux heures de navigation à travers l’estuaire du Sado.

« Tourisme et science »
L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est IMG_20240322_123732-1160x1547.jpg.
Le dauphin à gros nez peut atteindre les quatre mètres de long et peut peser jusqu’à 350 kilos. (Photo : Adrien Lachet)

Financé par le Fonds de l’Union européenne, le navire de Fábio Matias a été conçu sur mesure pour observer les dauphins de l’estuaire. Une embarcation sur trois étages, avec une partie immergée destinée non seulement aux touristes, mais aussi aux observations scientifiques. « Nos sorties servent aussi à aider les scientifiques qui s’intéressent à la flore et à la faune du Sado », souligne Fábio Matias. L’année dernière, une expédition de chercheurs a embarqué sur son navire pour déposer des micros aux quatre coins de l’estuaire afin d’enregistrer les sons émis par les dauphins.

Des missions ponctuelles qui s’ajoutent à un recensement quotidien des cétacés : « On profite des sorties avec les touristes pour faire des relevés GPS des lieux où nous rencontrons les dauphins, noter leur nombre et les noms des individus. C’est l’une des missions demandées par l’ICNF en échange de l’obtention de la licence pour réaliser des observations touristiques autour des cétacés. »

Un décret unique dans le monde, mis en place le 6 janvier 2006 par le ministère de l’Environnement portugais. Ce texte impose l’embarquement gratuit des scientifiques pour leurs recherches et exige la présence à bord d’un technicien formé en sciences biologiques, comportement animal ou éducation environnementale. Pour Joana Castro, fondatrice de l’Association pour la recherche sur l’environnement marin (AIMM), organisation non-gouvernementale portugaise, « le Portugal possède depuis longtemps des lois et des engagements forts sur la faune marine et les dauphins, grâce aux îles Açores, haut lieu du tourisme marin en Europe ». Un équilibre vertueux entre tourisme et recherche pour Fábio Martias : « On peut à la fois sensibiliser le public aux problématiques de l’estuaire et utiliser ces voyages pour surveiller les populations de dauphins et aider les chercheurs. » Cette philosophie, Fábio l’a gravé en portugais sur la coque de son navire, avec cette devise « Tourisme et science ».

Des mesures voulues par les autorités, ou par les compagnies elles–même

Le Sado n’est pas le seul lieu au Portugal où les dauphins sont visibles, mais peut-on en voir dans Lisbonne ? « Si vous avez énormément de chance, alors oui ! », vous répondra avec enthousiasme Sidónio Paes, le fondateur de SeaEO , la première compagnie d’excursion de la capitale portugaise. Sous l’immense pont du 25-Avril qui surplombe la ville, Sidónio prépare son Zodiac où sur les simples bandes de cuir qui servent de sièges, les sept touristes vont récupérer leurs gilets de sauvetage. Pendant plus d’une trentaine de minutes, le bateau fend les vagues afin de rejoindre l’océan Atlantique. Les dauphins communs, plus petits que leur congénères du Sado, avaient disparu du Tage depuis quarante ans. Ils sont revenus s’y installer au moment de la pandémie de Covid en 2020. « L’absence de navires dans le fleuve qui borde Lisbonne a éliminé la pollution sonore, chimique et visuelle qui peut stresser les dauphins », relate Sidónio Paes. Téléphones à la main pour essayer de capturer l’animal en vidéo, Mickael et Anna, un couple de quarantenaires, sont venus de Montluçon (Allier) pour découvrir Lisbonne. Surpris par la possibilité de voir les dauphins aux abords de la capitale, ils se sont prêtés au jeu : « On a vu que ça existait sur des brochures de tourisme liés à la ville et les avis étaient nombreux et positifs. On a un peu l’impression que c’est devenu un incontournable à faire », raconte Mickaël.

Les dauphins communs, plus petits que leurs homologues du Sado, sont facilement visibles dans l’océan Atlantique, mais plus rarement dans le Tage. (Photo : Adrien Lachet)

Un refrain que connaît bien Sidónio. Le biologiste marin et chef d’entreprise dénonce depuis l’année dernière la multiplication des business d’excursions de dauphins, parfois « sauvages », sans licence ; ce que Sidónio appelle « la passivité de l’ICNF ». « En 2019, vous aviez environ 32 personnes qui pouvaient aller observer les dauphins depuis Lisbonne via des excursions chaque jour. En 2024, le nombre de place a été multiplié par sept, et une centaine d’entre elles proviendraient de compagnies ne respectant pas la législation », renchérit celui qui affiche fièrement sa licence ICNF « AOC 19/2019 » sur le cockpit de son Zodiac.

« La chance est au rendez-vous », se réjouit le biologiste. Les marsouins, dauphins communs et grands dauphins sont venus à la rencontre de Mickael et Anna, parfois jusqu’à l’intérieur du Tage. Sidónio milite pour limiter le nombre de bateaux d’observations des dauphins dans le fleuve. Un projet mis en place avec les autres acteurs locaux sous licence ICNF et la section marine de l’Institut de la psychologie appliquée (ISPA). L’objectif : calculer le trafic maximal que peut soutenir le Tage pour ne pas déranger la venue des mammifères dans le fleuves. Pour l’heure, l’ICNF n’a pas donné suite à leur demande et n’a pas répondu à nos questions sur le sujet. En 2023, le port de croisière de Lisbonne s’est félicité d’une année record avec une augmentation de 33% du trafic par rapport à 2019. Plus de 758 000 voyageurs ont débarqué dans la capitale depuis des bateaux de croisière arrivant dans le Tage. « Une source supplémentaire de stress sonore et de pollution, qui peuvent être dangereux pour le dauphin, et qu’il essayera par tous les moyens d’éviter », conclut Joana Castro. Avec le risque de voir cette fois les dauphins quitter définitivement les eaux du Tage.

via GIPHY

Plus

This is a unique website which will require a more modern browser to work!

Please upgrade today!