Cinéma portugais : anatomie d’une crise

açãoDix ans après la crise économique qui a frappé le pays, le secteur du cinéma peine à relever la tête. Difficultés à trouver des financements, fragilité des circuits de distribution… Les cinéastes, jeunes ou aguerris, sont confrontés à de nombreux défis.


« Silêncio… Ação! » (« Silence… Action ! ») Chauve, barbe grise et lunettes vissées sur la tête, Pedro Sena Nunes garde le visage impassible malgré la tension. Le cinéaste âgé de 55 ans n’a qu’une journée pour réaliser son nouveau projet en collaboration avec une compagnie de danse.

Le tournage se déroule sur le campus de l’École des technologies de l’innovation et de la création (ETIC), en plein centre de Lisbonne. Une énorme caméra est solidement installée sur un échafaudage surplombant le plateau. Pedro commande avec calme et bienveillance tel le capitaine d’un navire. Sous ses ordres, un petit équipage de sept danseurs, deux techniciens du son et de l’image et un photographe. « Cortado! » (« Coupez ! ») : mission réussie pour l’artiste, son navire arrive à destination en fin de journée. L’enregistrement vidéo terminé, il hoche la tête d’un air satisfait et félicite chaleureusement toute l’équipe.

Il faut dire qu’ ici au Portugal, le cinéma recèle de talents. « On a parmi les meilleurs réalisateurs d’Europe », assure le cinéaste João Salaviza. À Cannes, il y a un an, son film A Flor do Buriti (La Fleur de Buriti) remportait le prix Un certain regard. Pourtant, tout le cinéma portugais a bien failli sombrer pendant la crise financière au début des années 2010. Faute de financement, aucun film national ne sort en 2012, année noire dans les salles obscures portugaises.

« Après 2012, nous sommes repartis de zéro », se souvient Luis Chaby Vaz, directeur de l’Institut du cinéma et de l’audiovisuel (ICA), l’organisme national qui gère le cinéma, soutenu par le ministère de la Culture. « Nous avons pourtant réussi à relancer l’industrie pour retrouver une stabilité financière qui nous permet de financer des nouveaux réalisateurs », ajoute-t-il. 

« On a bien plus de ressources financières qu’il y a dix ans », assure le ministre de la Culture, Pedro Adão e Silva. Lisbé l’a rencontré le 19 mars dans la salle de réception de la Cinémathèque de Lisbonne. C’était à l’occasion de l’avant-première d’un film. Pedro Adão e Silva gère les affaires courantes depuis les récentes élections législatives ; il ne sera pas reconduit à son poste. Ce soir-là, il est venu saluer le directeur de la Cinémathèque qui organise la projection. Si son agenda ne lui permet pas de rester pour le film, il nous accorde quelques mots. « Le cinéma portugais a de l’avenir », jure-t-il dans un grand sourire.

« Le budget de l’ICA a connu une croissance énorme, jusqu’à atteindre 60 millions d’euros en 2024 », appuie son directeur Luis Chaby Vaz. Un nouveau fonds pour les grandes productions est en cours de création pour multiplier les sources de financement de productions et coproductions nationales. 

Ces dernières années, le septième art au Portugal a progressé contre vents et marées. « Le cinéma portugais connaît l’une des meilleures périodes de son histoire, non seulement en termes de quantité de production, mais aussi de qualité », estime-t-il, satisfait. En moyenne, 165 prix ont été remportés dans les festivals internationaux ces quatre dernières années, d’après les chiffres de l’ICA. L’an dernier, le film Mal Viver (Mauvaise Vie) a remporté l’Ours d’argent à la Berlinale, Pacifiction le César de la meilleure photographie.

S’il y a autant de films financés qu’avant la crise, le Portugal soutient encore peu de long-métrages, comparé à ses voisins européens. En 2023, seuls 52 projets (fiction, animation, documentaire) ont vu le jour sur un total de 393 films sortis en salle.

Un petit marché, dominé par Hollywood

Dix ans après la crise, et malgré ces nouvelles sources de financement, l’horizon qui se dessine n’est pas sans nuage. « Les prochaines années seront difficiles », estime le réalisateur Pedro Sena Nunes. Car les problèmes perdurent même pour ceux qui, comme lui, ont 30 ans d’expérience. « On est toujours préoccupé par l’argent. »

Le marché du cinéma est limité dans ce pays de dix millions d’habitants. « Il n’y a pas de véritable industrie en dehors de Lisbonne et de Porto », révèle Paula Miranda, monteuse et membre de l’association de femmes qui travaillent dans les métiers de l’image, la MUTIM. « C’est un secteur très fragile, dépendant de l’État », précise Luis Fonseca, directeur de la plus célèbre des écoles de cinéma portugaises, l’Escola superior de teatro e cinema. Sans argent public, il est presque impossible de réaliser un long-métrage. 

Et la fréquentation des salles est faible : douze millions de spectateurs en 2023, selon The Portugal News, soit à peine plus d’une entrée par habitant : contre trois entrées par habitant en France par exemple. Et les productions nationales n’ont pas forcément la cote. « Il y a une occupation des cinémas par les films américains », regrette Pedro Sena Nunes. Les films portugais font face à un problème de distribution. « Il n’y a pas d’espace pour eux dans les salles de cinéma ici », se désole, lui aussi, Rui Machado, directeur de la Cinémathèque portugaise.

Pour espérer être vus par le public national, les cinéastes doivent gagner une visibilité à l’international à travers une sélection dans des festivals. « Le système est assez injuste », souligne le réalisateur de A Flor do Buriti, João Salaviza.

« Je lutte tous les jours pour continuer à créer »

« La vie est plus difficile car le milieu devient de plus en plus précaire, beaucoup plus qu’il y a vingt ans quand j’ai commencé », note Paula Miranda, assise sur l’un des bancs dans le jardin du Goethe Institut où son association organise des rencontres ciné-clubs mensuelles. « La plupart d’entre nous sont freelance [travailleurs indépendants, ndlr] et il y a très peu de syndicalisme. On envie votre régime français d’intermittence », ajoute t-elle.

Sans filet de protection, il est souvent nécessaire de travailler dans d’autres industries comme la publicité tout en s’accrochant au rêve de pouvoir un jour vivre du cinéma. Il a fallu vingt ans à Paula pour enfin survivre sans la publicité et travailler dans le domaine qu’elle aime : monter des films documentaires.

« Je lutte tous les jours pour continuer à créer », renchérit Pedro Sena Nunes. La situation s’est tendue quand il est devenu père. « Vivre d’amour et d’eau fraîche n’est plus possible quand on a quatre enfants », plaisante-t-il.

L’objectif ultime de cet enseignant de cinéma est similaire à celui de l’ICA : créer de bonnes conditions pour que les jeunes étudiants réalisateurs et producteurs puissent montrer leurs talents et raconter leurs histoires. 

Même sans travail, « je ferai mon art quand même »
Dans l’école de cinéma la plus prestigieuse du pays, les étudiants sont conscients de la fragilité de ce secteur. (Photo : Eva Kandoul)

À Amadora, dans la banlieue de Lisbonne où la célèbre Escola superior de teatro e cinema est installée, huit étudiants s’affairent pour préparer l’exercice du jour. Électricien, premier et deuxième assistant caméra, directeur de la photographie… Sous l’œil bienveillant de Leonardo Simões, directeur de photographie de Pedro Costa, l’un des réalisateurs phares du pays, chacun prend son rôle très au sérieux. 

La réalisatrice du jour, c’est Caroline, 21 ans. Pourtant, ses parents ne voulaient pas qu’elle se destine à cette carrière. « Je suis fille unique, ils auraient préféré que je devienne docteur », explique la jeune étudiante. Sa passion pour le septième art est perçue comme un simple hobby. « Ils m’ont dit que je pouvais filmer avec mon téléphone », regrette-t-elle. Dans cette école, elle dit avoir trouvé une famille, réunie pour faire la même chose : des films.


En septembre, ils seront diplômés de la plus prestigieuse école de cinéma du Portugal. Mais pas de quoi faire totalement disparaître leur inquiétude. « La probabilité que je trouve ma place et me démarque dans un marché aussi petit est faible. Mais je ferai mon art quand même, j’en ai besoin pour m’exprimer », explique Diogo, 26 ans. Silhouette élancée, cheveux en bataille, chemise à carreaux ouverte, l’étudiant soigne son style : il est aussi mannequin et photographe après avoir fini un master d’ingénieur. « Je diversifie mes sources de revenus pour pouvoir être sûr de payer le loyer », sourit-il.


Mais Leonardo Simões, le professeur, se veut rassurant. « Presque tous les élèves qui sont passés par l’école ont la possibilité de travailler dans des films ou à la télévision ». Lui aussi y était il y a plus de vingt ans et il prépare actuellement un film avec Pedro Costa. Comme le réalisateur Pedro Sena Nunes, la casquette d’enseignant lui a apporté une stabilité financière. « Mais au Portugal, tout le monde a deux boulots. Le problème n’est pas le cinéma, c’est le pays », assure t-il. « Le cinéma est toujours en crise de toute façon », sourit Leonardo.

La culture reste perçue comme un luxe au Portugal, où le Smic se situe à environ 800 euros. Le prix d’un ticket de cinéma se situe en moyenne autour de six euros. « Les gens pensent qu’on a besoin de pain, pas de films », conclut Pedro Sena Nunes.

« Presque tous les élèves qui sont passés par l’école ont la possibilité de travailler dans des films ou à la télévision », assure le professeur Leonardo Simões. (Photo : Eva Kandoul)
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